dimanche 11 septembre 2011

Le vélo d'appartement d'Arnaud



Ça y est, Arnaud Lagardère, fils de Jean-Luc, l’avoue, la vidéo qui a buzzé tout l’été où on le voit accompagné de sa douce et tendre Jade est « ridicule ». Cette vidéo, vous pouvez la (re)voir ici. « Je peux la résumer par un seul adjectif : ridicule », confessait-t-il, mardi dernier, au très sérieux quotidien économique Les Echos sous forme de rétropédalage de communication, sur fond de… résultats financiers médiocres. Car le fils Lagardère est aux mains du groupe éponyme, rassemblant tout de même quelques médias et éditeurs d’importance dans notre pays (Europe 1, Le Journal du Dimanche, Paris Match, Elle, Hachette…), et participant à l’aventure EADS (Airbus et quelques armes volantes…).

Cela fait des années que le tout Paris se demande si Arnaud L. est bien le digne héritier de son père, depuis la mort impromptue de ce dernier en mars 2003. Aux Echos, le fils chéri, dont la famille pèse tout de même 345 millions d’euros selon Challenges, a des trémolos dans sa voix : « Je vis avec et pour mon groupe depuis ma plus tendre enfance. Ça a toujours été ma passion. J’ai personnellement investi dans cette entreprise tout ce que je possède (…). Peut-être suis-je un patron atypique, différent, et alors ? Être heureux dans sa vie privée est certainement une source d’équilibre pour un chef d’entreprise. Cela n’empêche pas, bien au contraire, d’être entièrement dédié et dévoué à ce groupe que j’aime plus que tout ». Avouez, c’est beau, non ?


On se croirait chez Conforama
 

On reviendra un peu plus loin sur la remarque suivante du patron Lagardère : « J’ai personnellement investi dans cette entreprise tout ce que je possède ». Mais, pour l’instant, restons dans la mièvrerie version soap opéra. Et que découvre-t-on dans cette vidéo ? De faux french kisses. Un maître des lieux passablement gêné devant l’objectif des photographes – Jade étant là pour essuyer les lèvres de son chéri un peu trop chargées en salive. Mais on aperçoit aussi, une grande bâtisse, sa maison de Rambouillet pour le week-end. Avec une décoration d’un goût exquis : un pouf animal, des murs en crépis, et un incongru vélo d’appartement en arrière plan. On se croirait chez Conforama. Peut-être garde-t-il ses trésors pour sa maison parisienne située dans le 16e arrondissement de Paris à la Villa de Montmorency, ce ghetto de riches, digne des plus luxueuses gated communities américaines, où il retrouve ses « chers » voisins.

À l’image de son « frère » Sarkozy – pour reprendre le qualificatif qu’Arnaud avait employé il y a quelques années pour parler du futur Président de la République – l’héritier Lagardère est bien le digne représentant de la droite bling bling, mélange de patrimoine et de beaufitude assumée, piquée aux nouveaux riches. Le symbole de la nécrose du capitalisme à la française, un capitalisme d’État faisant la part belle aux groupes oligopolistiques aux mains de quelques familles et hiérarques de la République, ayant depuis longtemps délaissés l’intérêt général pour leurs profits personnels. Mais la presse du grand capital préfère applaudir l’ex-gourou d’Apple, Steve Jobs, et louer sa « créativité »
 

Un coming out à l’envers


Suite à la vidéo avec Jade, bien peu ont rappelé que ce n’était pas la première fois qu’Arnaud Lagardère ressentait le besoin de dévoiler sa « vie privée » au grand public. Le 17 décembre 2009, sur le plateau du Grand Journal de Michel Denisot sur Canal + (notons au passage qu’à l’époque Lagardère détenait 20 % de la chaîne cryptée), le patron semblait déjà en avoir gros sur la patate en déclarant tout en finesse : « et je voudrais quand même rectifier une chose parce qu’on l’a beaucoup dit, et puis, c’est la première fois que j’ai Richard [Gasquet] à côté de moi, je n’ai jamais couché avec Richard ». Pourquoi cette précision d’importance, pourquoi ce coming out à l’envers ?

Parce que la rumeur parisienne depuis des années enfle autour de l’homosexualité supposée de l’héritier Lagardère… « Quelle honte ! », semblent penser le principal intéressé et son ami Richard, lesquels enfilent lors de cette séquence culte des remarques un poil homophobes, au milieu des sourires bright. Arnaud parle ainsi de « poisse » autour de son poulain (ce dernier fait partie du team sportif Lagardère). « Drogué et homosexuel à 23 ans, effectivement, c’est dur », embraye alors Richard, paraît-il « champion » de tennis.

« C’est pour lui que je le dis, moi ça ne changera plus grand chose, c’est pour lui, c’est désagréable », souffle alors sur le ton de la confidence le patron médiatique. Et Richard d’enchaîner : « j’ai eu beaucoup de choses, c’est vrai que je suis assez jeune, mais homosexuel avec Arnaud, bon il m’attire pas trop, c’est un bon ami mais… ». Et pour que tout soit très clair, Arnaud répète – deux fois – « Et réciproque ! Et c’est réciproque ! » Comme pour mieux se rassurer ?


Un père capitaine d’industrie…



Quand on regarde toutes ces images, on est pris de vertige. L’étalage du vide est manifeste. On brasse de l’air. Images futiles pour égo trip. On se croirait dans le feuilleton Beverly Hills, où des enfants gâtés profitent des piscines de leurs parents à deux pas de l’océan pacifique à Los Angeles. Le niveau est digne d’un bal de fin d’années High School. C’est pas moi, c’est l’autre.

Le parallèle avec le paternel s’impose. À son époque, Jean-Luc était loué par une bonne partie de la presse qui aimait relater ses succès ou ses échecs industriels. Jean-Luc Lagardère était une figure, un capitaine d’industrie, qui, contrairement, à son ennemi Francis Bouygues, était sensible aux arts et aux lettres, comme s’en fécilite aujourd’hui un écrivain ex-employé au sein du groupe… Lagardère. Dans un pays comme la France, cette appétence pour la culture fonctionne comme une vraie circonstance atténuante pour n’importe quel grand patron. D’un coup, pour une partie de la gauche, cet homme apparaît moins menaçant. On préfère Lagardère à TF1. Car Lagardère, c’est tout de même Hachette. Une grande maison, non ? Un éditeur !

Si l’on remonte à 1987, lors de la fameuse privatisation de TF1 décidée par le gouvernement de droite de Jacques Chirac, c’est ainsi que les journalistes Christine Ockrent et Étienne Mougeotte vont tenter – sans succès – d’apporter leur « crédibilité » professionnelle au dossier Lagardère face à l’équipe de Bouygues aux dents longues, comme nous le montre un reportage de l’époque. Mougeotte sera ensuite chassé par le bétonneur qui en fera le numéro 2 de TF1…  comme le rappellent, avec de nombreux détails, Pierre Péan et Christophe Nick dans leur grande enquête TF1, un pouvoir, publiée en 1997 chez Fayard.

Cet épisode de la privatisation sera également décortiqué par deux anciens journalistes de Libération, Philippe Kieffer et Marie-Eve Chamard, dans un autre livre-enquête, devenu culte (La Télé. Dix ans d’histoires secrètes. Flammarion, 1992). Pour la petite histoire, dans le milieu de la télé, ces deux-là étaient surnommés chimère et cafard, avant de devenir eux-mêmes producteurs de télé… À partir de leur livre, ils vont réaliser un documentaire sur les batailles homériques qui ont eu lieu dans l’audiovisuel en France dans les années 1980.

On peut en trouver certains extraits importants sur internet, comme la préparation du groupe Bouygues pour mettre la main sur TF1, la défaite de Lagardère lors de la privatisation de la première chaîne, mais également les débuts de la Cinq avec Berlusconi, et ses déboires. C’était l’époque où chaque groupe industriel essayait de se partager le « ciel français ». On en était encore à la diffusion hertzienne classique. Les images étaient rares. La raison d’État et les intérêts privés s’exprimaient avec force, souvent avec de nombreuses frictions.



… Un fils, pur produit du capitalisme financier



Vingt ans plus tard, tout a changé. Le PAF (Paysage audiovisuel français) de papa est en train de mourir, concurrencé par l’Internet, les opérateurs télécom et les géants mondiaux de l’informatique et de la communication, tels Apple ou Google. Finalement, c’est comme si le pouvoir se jouait à une autre échelle. Le vrai combat se déroule ailleurs, l’enjeu se situe dans la maîtrise de notre monde globalisé. Dans ce contexte, la France est véritablement en mauvaise posture, avec une industrie culturelle en perte de vitesse. Finalement les hiérarques de la culture et de la communication, en manque de projets et de vision industrielle, sont le symbole de cette décadence.

Au delà des effets d’image et des petites polémiques, les échecs de ces dernières années d’Arnaud Lagardère dans les médias expriment bien ce malaise latent. D’autant que le tycoon est le pur produit de son époque, celle du capitalisme financier. Sur le fond, la dernière interview des Echos est éclairante. Le patron reconnaît que son groupe a loupé l’enjeu du numérique : « Dans notre groupe, il y avait une culture historique du papier tellement ancrée qu’il a été difficile de prendre immédiatement le virage du digital. C’est clairement une déception ». 


Et si Arnaud Lagardère explique que le cash généré par la cession des magazines internationaux du groupe sera réinvesti dans les « quatre branches », l’homme n’hésite pas à préciser ses priorités de cette manière : « Mais je pense aussi aux intérêts de nos actionnaires. Vu le contexte dégradé, je réfléchis à deux options possibles. Le groupe Lagardère envisage soit un rachat d’actions, soit une distribution de dividendes exceptionnels. Il faut récompenser la fidélité des actionnaires qui nous soutiennent ». Bref, en guise de stratégie, une gestion patrimoniale et des cadeaux aux actionnaires. Ce qui n’empêche nullement le MEDEF de louer la capacité des patrons à prendre des risques, tout en culpabilisant les salariés, qui eux, bien sûr, sont incapables d’en faire autant !


Sarko pas content, EADS sans gouvernail ?


L’ironie de l’histoire veut que le président de la République lui-même, ait trouvé ridicule la vidéo Arnaud-Jade. (Dans ce registre, il est pourtant devenu un expert au cours de son mandat…). C’est Le Canard Enchaîné qui dévoile les commentaires présidentiels dans son édition du 3 août : « Arnaud est vraiment un idiot de s’être livré à cette mise en scène. Cette vidéo est un suicide public (…) Cette histoire est bien triste, je suis triste pour lui et triste pour la mémoire de son père ». 


Et comme le relate l’hebdomadaire, Sarkozy n’a pas apprécié que la mère de Jade explique à la presse qu’il aurait téléphoné à « Arnaud » pour lui faire part de son soutien : « Non seulement Arnaud a fait la connerie de s’afficher de cette façon-là avec cette fille, mais, en plus, il ne contrôle pas sa mère, qui parle à tort et à travers. Je n’ai pas parlé à Arnaud au téléphone depuis très longtemps. S’il m’avait demandé mon avis sur ce clip, je lui aurais dit que c’était une idée grotesque. Mais je suis le président de la République, pas conseiller en image pour patron du CAC 40 pris par le démon de midi. Il s’est mis tout seul dans la mouise, il n’a qu’à s’en sortir tout seul ».

Car Nicolas Sarkozy a une autre inquiétude : EADS. Suite à un accord franco-allemand signé en 2007, il est prévu qu’un Français succède à un Allemand à la présidence du conseil d’administration d’EADS l’an prochain… En l’occurrence, Arnaud Lagardère. Mais là, on ne parle pas du show-biz ou des paillettes médiatiques, mais d’une industrie aéronautique et militaire pour le moins sensible. Et, en off, personne à Paris ou à Berlin ne croit au sérieux de ce patron « atypique » pour reprendre le terme dont il s’est affublé dans l’interview des Echos.


L'opacité de la « pieuvre verte »


Sans compter que le 2 août dernier, l’investisseur franco-américain Guy Wyser-Pratte qui avait déjà tenté, en vain, en 2010 un putch financier contre Arnaud Lagardère, est de nouveau passé à l’offensive. Pour le meilleur effet, l’hebdomadaire anglais The Economist qualifiait ainsi la fameuse vidéo « d’embarrassante ». Mais Arnaud tient bon, lui qui profite du « système de commandite » mis en place par son père en 1994. Un système qui permet à Arnaud Lagardère de garder le contrôle de son empire quand il n’en possède en propre que 9,6% des actions. Mais dans ce dispositif, l'héritier de Jean-Luc est responsable sur ses biens propres d’éventuelles pertes de la société. D’où ses jérémiades précédentes : « J’ai personnellement investi dans cette entreprise tout ce que je possède ».

Tout cela alors qu’Arnaud Lagardère a annoncé son intention de se désengager d’EADS d’ici le début 2013…

Mais on n’en saura pas plus. Les médias français ont le plus grand mal dès qu’il s’agit d’enquêter sur le groupe Lagardère. Et ce, alors que ce dernier fut ces dernières années au cœur de l’actualité politico-médiatique : affaire Clearstream 2, soutien passé d’Arnaud à Sarko, licenciement du patron de Paris-Match pour faire plaisir à l’Élysée, rumeurs au printemps 2010 sur le couple Carla-Nicolas, mais aussi, proximité entre Dominique Strauss-Kahn et Ramzy Khiroun, responsable de communication du groupe Lagardère… Décidément, la « pieuvre verte », surnom donné à l’empire Hachette, n’est pas prête à perdre son caractère pour le moins opaque.

lundi 15 août 2011

Émeutiers fantômes




Grâce aux hélicoptères, les images étaient parfaites. Dignes d’Hollywood. Scènes de pillages et pyromanes en action en pleine nuit. Des flammes hautes de plusieurs étages éclairant les façades d’immeubles de brique attaqués par des émeutiers protégés par leurs simples hoodies. Quelques sirènes ici ou là. De rares lances à incendie. Et puis, au petit matin, des pâtés de maison entiers réduits en cendres. Comme après un bombardement. De véritables scènes de guerre. The Guardian titre en une le mardi 9 août « La bataille de Londres » (« The battle for London »). Très vite la carte des émeutes londoniennes s'emballe. On constate des altercations en plein centre de Londres. À Oxford Circus. Pas loin des touristes. Merci Twitter.


Médias traditionnels à la peine



Car les médias traditionnels sont bien à la peine. En France, les chaînes d’info en continu sont en vacances (comme les autres médias). I-télé fait intervenir son « correspondant » de son studio londonien, avec, façon carte postale, image traditionnelle du Parlement anglais et de Big Ben dans son dos. Il n’a pas grand chose à dire, le pauvre. À part que les flics sont désorganisés à cause de récentes restrictions budgétaires et des dernières démissions liées à l’affaire Murdoch. On n’ira pas jusqu’à se demander si le système de corruption dévoilé le mois dernier impacte la paie des policiers. Aux Etats-Unis, une série à elle seule ose répondre à la question pour la ville de Baltimore, The Wire, dans laquelle méchants et gentils se confondent.


Chaos et toute puissance



Alors pour combler l’absence de sens, on doit se contenter d’images d’hélicoptères. Se contenter, ah oui ? De là haut, policiers et émeutiers ressemblent à de si petites fourmis. Confortablement installés, nous autres téléspectateurs omniscients « profitant » de ce monde globalisé avons une impression fugace de toute puissance. On attend la suite. On a soif de spectacle. On en veut encore plus. Comme dans les films en 3D qui multiplient les scènes de destruction urbaine à grande échelle, dans notre ère post-11 septembre. Dernier blockbuster de ce genre : Transformer 3 avec un déluge de combats à Chicago. Tels des enfants prenant un malin plaisir à détruire leurs jouets. Ou du moins, comme de grands enfants jouant à Sim City sur leur ordinateur.


Mais l’effroi nous prend également devant tant de désordres dans une ville si proche de nous. Une capitale européenne à 2 h 30 heures de Paris en TGV. D’ailleurs, n’est-ce pas les pubs Eurostar qui nous incitent à faire notre shopping là-bas ? Cette fois-ci les émeutiers s’en sont chargés pour nous. On l’a oublié ces dernières années, depuis l’acmé du règne de Tony Blair lors des célébrations du Millenium, mais Londres n’est pas qu’une grande roue, Londres n’est pas qu’un grand stade pour futurs touristes mondialisés friands de grands jeux (avec les JO en 2012).


Mixité et inégalités sociales




C’est également une ville en proie à la spéculation immobilière, à l’accroissement flagrant des inégalités, à la gentrification d’anciens quartiers ouvriers, à la mode Harlem. Et bien sûr, la ville des traders rois. On trouve désormais de grands lofts, clubs et magasins hyper-branchés du côté de Brick Lane et Shoreditch, anciens quartiers ouvriers, à deux pas du centre des affaires de la City (les nouveaux quartiers à la mode, façon Williamsburg à New York, pour hipsters ultra connectés). Il y a une vingtaine d’années, le mouvement avait déjà commencé du côté d’Islington (jouxtant au Nord la City).


Aujourd’hui, au centre d’Islington justement, les supermarchés regorgent de légumes bios et de produits bien-être, fleuristes et antiquaires se sont installés, et même des sièges sociaux d’entreprises derrière de belles façades en verre. Pourtant, quelques centaines de mètres plus haut, on trouve des HLM très paupérisés, et des taxiphones, snacks kebabs, et autres petits dealers parsèment les rues. Pas loin le club de football Arsenal a décidé d’installer son nouveau stade de 60 000 places payé par la compagnie aérienne dubaïote Emirates. Islington qui fut le théâtre de violences lors des dernières émeutes… The Guardian a d’ailleurs réalisé sur son site internet une très intéressante carte rapportant la localisation des émeutes au taux de pauvreté des quartiers concernés.


L’urbanisme parisien, sécuritaire avant tout…


En comparaison, la configuration de la métropole parisienne n’a rien à voir : plus de 11 millions d’habitants (alors que le Grand Londres n’en compte que 7,6), mais également des banlieues bien plus morcelées et ségrégées, parcourues à la fois par de grands ensembles et des lotissements pavillons Phoenix à perte de vue. À Paris, de l’autre côté du Périph, en dehors des grandes surfaces, bien peu de magasins, bien peu de bars. La nuit, on trouve ainsi 1000 établissements ayant une autorisation d’ouverture (après 2h du mat) à Paris intra-muros, et à peine 60 en proche couronne !


Contrairement à Londres, le système de transports publics est également divisé en deux : d’un côté le métro centenaire de Paris, et de l’autre, le vieux système des RER mis en place au cours des années 1970. Et au niveau des portes d’échange de ces deux matrices qui ne se rencontrent que très rarement socialement, un maximum de forces de police, avec des compagnies de CRS et de gendarmes mobiles quasi-immobilisés : pensons aux Halles, à la gare du Nord, à la Défense. Décidément, les autorités parisienne (d’État) gardent en mémoire les soubressauts de la Commune… En tout cas, l’exemple londonien montre une chose : pour résoudre les tensions en cours dans la métropole parisienne, en appeler à la « mixité sociale » ou prévoir la construction de grandes lignes de métro (pourtant nécessaires), ne suffira pas.


… et des voitures brûlées à quelques kms de l’Élysée



En dehors des fameux événements de novembre 2005 qui éclatèrent à Clichy-sous-Bois sous les yeux médusés du monde entier, des émeutes ponctuelles, il y en a régulièrement. On se rappelle de celle opposant des bandes du 92 et du 93 à la Défense, mais également des affrontements à la gare du Nord suite à une interpellation musclée contre deux contrevenants qui dénonçaient le prix des billets. Mais c’est également en juin 2010 une manifestation à Belleville de Chinois dénonçant « l’insécurité » qui se termine tellement mal qu’une camionnette de flics est retournée sur la voie publique, loin des caméras… plus occupées à filmer au même moment Roland Garros. Même silence médiatique lorsque des voitures brûlent par dizaine dans les arrondissements parisiens, notamment dans le 20e ou le 19e, et ce, à quelques kilomètres du Palais de l’Élysée… On préfère faire peur avec les « banlieues ».


Mais à Londres comme à Paris, même topo : qui sont ces émeutiers derrière leurs capuches ? En 2005, les médias anglo-saxons, et notamment américains, parlaient des muslims, leurs confrères français de droite comme de gauche n’ont pas hésité dans un premier temps à faire des amalgames approchants sur fond de guerre civile. Il a fallu attendre une note des Renseignements Généraux (sic) qui évoquait une situation de « révolte sociale » pour ramener tout le monde à une juste mesure. Depuis, les sociologues, comme Gérard Mauger, ont parlé de révoltes protopolitiques, pour tenter d’expliquer la forme violente de ces émeutes et l’absence d’organisations et de revendications précises derrière celles-ci. Pour comprendre, il a fallu aussi attendre que de rares journalistes parisiens réalisent un travail de fond dans ces quartiers populaires pour aller à la rencontre de ces émeutiers comme Ariane Chemin pour Le Monde.


Captures de vidéos surveillance et dénonciations à tout va



En France, ces jeunes, on les aperçut également en comparution immédiate au tribunal de Bobigny dans les semaines qui suivirent les émeutes. Une véritable justice de masse où des émeutiers sans casier judiciaire prirent facilement six mois de prison fermes pour avoir été interpellés au mauvais endroit au mauvais moment. Les avocats pouvaient bien crier au non respect de l’individualisation des peines, le pouvoir avait décidé : il fallait frapper vite, et fort.


Même scénario en Angleterre, avec David Cameron, le Premier ministre conservateur. Le pauvre dût interrompre ses vacances familiales en Toscane pour dénoncer ce qu’il appella les « criminels ». Devant l’exaspération populaire et les énormes dégâts (on parle aujourd’hui de plus de 200 millions d’euros de destructions…), le bâton allait s’abattre d’une manière implacable. Ainsi, depuis la fin de semaine dernière, des centaines de prévenus passent en comparution immédiate écopant de peines de prisons parfois très lourdes pour les faits reprochés. Cameron a prévenu : chaque émeutier va payer pour tous. Parmi les premiers à passer devant la justice, on compte un chef cuisinier, une athlète représentant les futurs JO de 2012, une fille de millionnaire, un instituteur…


Peu importe si ces profils cadrent mal avec l’histoire officielle à propos des « criminels ». Mais désormais, ces derniers ont un visage. Bien qu’ils restent sans paroles. Absents, et de toute manière inaudibles, dans le débat politique. Les autorités n’ont pas hésité à diffuser les captures d’écran de leurs visages enregistrés par les très nombreuses caméras de surveillance installées dans la capitale britannique. La Metropolitan Police a même lancé un appel - "Operation Withern" - sur son site internet. Les tabloïds en ont publié des dizaines, appelant leurs voisins à les dénoncer. De son côté, le New Labour, le parti travailliste, accompagna le pouvoir conservateur en évitant soigneusement d’évoquer la situation sociale. Ce parti tient en effet une grande part de responsabilité dans celle-ci, Tony Blair ayant poussé durant son règne la logique carcérale à son extrême pour « tenir » les classes populaires. De l’État Providence à… l’État Pénitence, comme l’a souligné depuis longtemps le sociologue Loïc Wacquant. De son côté, le quotidien libéral The Independent parle sans se poser trop de questions « d’émeutes shopping ». Les conservateurs de tous bords dénoncent une « culture de la violence », et bien sûr, réflexe facile, le « multiculturalisme »


La responsabilité des « élites » selon The Daily Telegraph




Nouvelle preuve de l’effondrement idéologique des gauches européennes, c’est le quotidien conservateur, The Daily Telegraph qui a peut-être le mieux décrit la situation actuelle. À peine quatre jours après les émeutes, The Telegraph parle en effet d’une « rébellion du sous-prolétariat », et explique que « ce n'est pas une coïncidence si ces troubles éclatent alors que l'économie globale est au bord de la chute libre». Deux jours après, un de ses éditorialistes les plus influents, Peter Oborne, en remet une grosse couche en estimant que « la criminalité dans nos rues ne peut pas être dissociée de la désintégration morale des plus hauts rangs de la société moderne britannique. Les deux dernières décénnies ont vu un déclin terrifiant des standards au sein de l'élite gouvernante britannique. Il est devenu acceptable pour nos politiciens de mentir et de tricher. (..) Il n'y a pas que la jeunesse sauvage de Tottenham qui a oublié qu'elle a des devoirs aussi bien que des droits, mais aussi les riches sauvages de Chelsea et Kensington ».

Peter Oborne dénonce ainsi l’élite londonnienne qui profite de la mondialisation « aussi déracinée et coupée du reste de la Grande-Bretagne que ces jeunes hommes et femmes sans emploi qui ont causé de si terribles dommages ces derniers jours. (..) Peu d'entre eux s'embêtent à payer leurs impôts britanniques s'ils peuvent les éviter et encore moins sentent un sens d'obligation envers la société, un sentiment pourtant naturel il y a encore quelques décades pour les riches et les mieux lotis ». Peter Oborne s’en prend également à l’élite politique en évoquant le scandale des dépenses des parlementaires révélé par The Daily Telegraph en 2009. Ainsi, parmi les plus virulents contre les jeunes jeudi au Parlement, le journaliste rappelle que le député Gerald Kaufman avait demandé le remboursement d'une télévision pour 8.865£ (près de 10.000 euros).

Oborne conlut alors son édito de cette manière : « le Premier Ministre excusait son erreur de jugement en embauchant l'ancien directeur de la rédaction Andrew Coulson en clamant que "tout le monde mérite une seconde chance", il était très parlant qu'il n'a pas parlé de seconde chance lorsqu'il a requis une punition exemplaire pour les émeutiers et les casseurs. Ces doubles standards de Downing Street sont symptomatiques des doubles standards répandus au sommet de notre société. (..) Bien évidemment, ces derniers sont intelligents et assez riches pour être certains qu'ils obéissent à la loi. Cela ne peut être dit des malheureux jeunes femmes et hommes, qui sans espoir et aspiration, ont causé tellement de désordre et de chaos ces derniers jours. Mais les émeutiers ont cette défense : ils suivent tout simplement l'exemple montré par les figures plus âgées et respectées de la société ».


De son côté, le tabloïd The Daily Mirror rappelle que Cameron eut également une jeunesse tumultueuse.


Et rappelons, en guise de conclusion provisoire, qu’actuellement en Grande-Bretagne, 1 million de jeunes de 16 à 24 ans sont officiellement au chômage, un chiffre jamais atteint depuis la crise des années 1980. Comme le rappelle The International Herald Tribune dans son édition de mercredi dernier : le nombre de chômeurs parmi les jeunes a quasiment doublé depuis la crise financière de 2008, avec aujourd’hui un taux de chômage moyen pour cette tranche d’âge de 20 %.


Bien sûr, en France, les responsables politiques se sont bien gardés de commenter ces derniers chiffres, préférant les visages d’émeutiers fantomatiques...