dimanche 25 août 2013

Le "Guardian", un bébé Manchester


 Je lisais Le Monde ce week-end (oui ça m'arrive, la rentrée sûrement), et dans un article de Marc Roche sur le Guardian, je suis tombé sur ça :

"Le journal est originaire de Manchester, nous n'avons jamais fait partie de l'establishment médiatique londonien, ce qui, allié à notre appartenance à une fondation, nous a permis de faire du vrai journalisme d'investigation"

Dixit Alan Rusbridger, directeur de la rédaction du Guardian depuis... 1995. Sans interruption.

UNE PRESSE NATIONALE... NON, PARISIENNE

En France, depuis des années, la presse dite "nationale" - on devrait plutôt dire "parisienne" vu les (très faibles) tirages et ventes de chaque quotidien concerné et les sujets traités - est accusée régulièrement de "connivence" avec les élites politiques et économiques.

Les sociologues Pierre Bourdieu et Patrick Champagne ont même inventé une expression pour décrire ces mécanismes traditionnels, ils appellent ça le champ politico-médiatique, ou comment la politique - ou devrais-je dire le champ politique - est désormais totalement imbriqué(e) dans les enjeux propres au champ médiatique et journalistique, et s'y adapte (cf, par exemple, les "sondages").

Mais ça c'est du langage de sociologues. Hein, coco.

Et puis, cette imbrication des champs politique et médiatique n'est pas propre à la France.

Sauf qu'en France, un mot est souvent lâché : "connivence", qui décrit plutôt la proximité sociale, professionnelle, et parfois même amoureuse, ou plus trivialement sexuelle, entre journalistes et responsables politiques et économiques (à quand l'article qui parlera de l'effet Grindr parmi les élites politico-médiatiques ou les membres d'un même siège social... ? Bon, je divague, quoique).

Une école résume à elle seule cette proximité : Science Po Paris.

En tout cas, en dénonçant - souvent à juste raison - la connivence, le public pense d'abord aux journalistes vedettes, les présentateurs de JT, les éditorialistes multi-cartes, les chroniqueurs façon robots ménagers etc.

L''exemple est même donné au plus haut niveau de l'État. En 2012, le PS a gagné un président de la République, comme Paris Match (groupe Lagardère), et Direct 8 (groupe Bolloré) ont gagné une compagne de président de la République.

OUTSIDER PARMI LES ÉLITES

Un élément devrait pourtant frapper davantage : la quasi-absence d'enquêtes journalistiques en dehors de Médiapart, du Canard Enchaîné, et de quelques articles ici ou là dans Le Monde ou Le Parisien.

Une situation décrite largement dans Patrons de presse nationale : tous mauvais du journaliste Jean Stern qui dénonce, notamment, l'évolution des actionnaires de journaux. De patrons de presse traditionnels, on est en effet passé au règne des financiers peu scrupuleux et surtout intéressés par l'effet "neutralisation" (pour le dire simplement, moi propriétaire de telle boîte d'armement possède tel journal, et toi propriétaire de telle boîte de téléphonie possède tel journal : dans ces conditions, aucun de nous n'a intérêt à déterrer la hache de guerre en donnant à nos propres journalistes les moyens d'investiguer, y compris quand cela ne concerne pas nos intérêts directs, notre business).

Mais revenons à la citation première de mon billet dominical. J'apprends donc - grâce au Monde - que le Guardian est fier d'être originaire de Manchester.

Cette situation géographique périphérique par rapport à Londres, la capitale politique et économique de l'Angleterre, expliquerait, en partie, d'après le directeur de la rédaction du Guardian, l'esprit d'indépendance du quotidien. Le Guardian en position d'outsider parmi les élites britanniques.

MÉDIAS ET INSTITUTIONS POLITIQUES

Voilà pourquoi cette citation m'a sauté aux yeux. Habituellement, lorsque le sujet médiatique est évoqué en France, on omet souvent de prendre en compte, en tant que tel, le système politique pré-existant. Soit, dans le cas qui nous concerne, un régime ultra-présidentiel avec la Vème République, et un État encore très centralisé, où encore une bonne partie des pouvoirs - politique, économique, culturel - est concentrée à Paris.

Cet élément institutionnel - l'organisation des pouvoirs politique d'un pays et leur répartition géographique - est pourtant crucial pour comprendre les spécificités du champ politico-médiatique français, et les insuffisances de notre presse parisienne, oups, nationale.

Car contrairement à l'Allemagne, où de nombreux Länder disposent de grands quotidiens à base régionale mais à envergure nationale, en France, la presse à envergure nationale - c'est-à-dire une presse qui peut influencer des décisions politiques nationales - est concentré à Paris (En réalité, aucun grand quotidien de la presse quotidienne régionale comme Ouest France ou L'Est Républicain n'est véritablement en mesure de peser sur les élites parisiennes, ce qui ne veut pas dire qu'ils n'exercent pas une réelle influence sur leurs publics en régions). Comme est concentrée dans la capitale, malgré trente années de décentralisation institutionnelle, la plupart des élites. Oui, je me répète. Mais on a tendance à trouver naturel cet état, alors qu'il n'est que le résultat d'une histoire et d'une construction nationale et étatique propre à la France.

CONCURRENCE (ET NON CONNIVENCE) ENTRE LÄNDER

En Allemagne, les grands journaux nationaux sont en fait des journaux supra-régionaux comme le rappelle ce petit article. On trouve ainsi la Süddeutsche Zeitung (Munich) et la Frankfurter Allgemeine Zeitung (Francfort), mais aussi la Welt (Berlin), la Frankfurter Rundschau (Francfort) et la Tagezeitung (Berlin). L’hebdomadaire le plus lu est Die Zeit, journal libéral édité à Hambourg, suivi de Stern, lui aussi édité à Hambourg.

Chaque capitale régionale joue sa place dans le cadre de l'État fédéral allemand, et chaque journal également. En plus de bénéficier de grands groupes de médias indépendants (contrairement à la France), l'Allemagne dispose ainsi d'une presse riche et bien implantée localement, et ce au quatre coins du pays. Et c'est bien parce que le pouvoir dans le cadre de l'État fédéral allemand est plus diffus à différents échelons et dans différents territoires, que la controverse démocratique est également plus diffuse, et la presse plus indépendante et puissante. Car entre des élites économiques et politiques régionalisées en situation de concurrence finalement, il y a moins de connivence possible. Et plus de contre pouvoirs. Ou, du moins, plus de controverses rendues publiques.

L'exemple italien - démocratie parlementaire et pouvoirs régionaux forts, voire antagonistes - mérite également d'être étudié. Régime parlementaire oblige (avec son lot de coalitions au parlement à constituer) la presse d'information générale et politique y est davantage ouvertement politisée (voire partisane) qu'en France. D'ailleurs, les "bons clients" universitaires qui ont l'habitude de signer des analyses, tribunes et autres articles éditorialisés ont même droit à une carte de journaliste spécifique (on est loin de la position de "l'expert" et de ladite "neutralité axiologique", bullshit au passage).  

À lire à ce propos la thèse d'Eugénie Saïtta, Les transformations des rapports entre journalisme et politique. Une comparaison France/Italie depuis les années 1980, dont cette sociologue a tiré un article publié dans "Journalistes engagés", un ouvrage publié sous la direction de Sandrine Lévêque et Denis Ruellan aux Presses Universitaires de Rennes en 2010). 

 Enfin, les grands quotidiens italiens, en plus d'exprimer des orientations politiques claires, "représentent" par leur simple existence, les rapports de force politique et économique au sein de l'Italie avec les quotidiens qui ont une fonction de porte-parolat de la bourgeoisie industrielle du Nord (La Stampa à Turin appartenant à Fiat et le Corriere della Sera de Milan lié également à famille Agnelli), face aux quotidiens de gauche localisés à Rome (La Repubblica, Il Manifesto, ou encore L'Unità).

JOURNAUX LOCAUX À ENVERGURE GLOBALE

Alors qu'en France, la grande messe politique, médiatique et démocratique, reste qu'on le veuille ou non, l'élection présidentielle, largement couverte par les médias audiovisuels. Le fameux débat de l'entre deux tours... Dans ces conditions, à quoi sert encore une presse dite nationale, largement à la botte des controverses politico-médiatiques développées et montées en épingle par les médias audiovisuels (cf rôle des chaînes "tout info" lors de la dernière présidentielle) et pétries d'analyses issues des "discussions" de salons parisiens ?

Dernière idée : à l'heure de la globalisation, au sens où l'entend la sociologue Saskia Sassen, c'est-à-dire, pour aller vite, à l'heure d'une territorialisation des activités financières et économiques au sein des villes globales, avec une diminution de l'influence des controverses nationales, c'est bien les journaux locaux à envergure régionale et globale qui arrivent à surnager, comme The New York Times, plutôt que les journaux censés exprimer le point de vue d'une élite "abstraite" au sein de notre bien orpheline République française. 

La preuve : l'absence quasi manifeste d'équipes rédactionnelles françaises à Bruxelles, pourtant siège du pouvoir normatif européen.

À ce compte là, l'heure des petites phrases n'est pas terminée. Au risque de voir s'écrouler définitivement la presse d'information générale à Paris.

Marc Endeweld