lundi 15 août 2011

Émeutiers fantômes




Grâce aux hélicoptères, les images étaient parfaites. Dignes d’Hollywood. Scènes de pillages et pyromanes en action en pleine nuit. Des flammes hautes de plusieurs étages éclairant les façades d’immeubles de brique attaqués par des émeutiers protégés par leurs simples hoodies. Quelques sirènes ici ou là. De rares lances à incendie. Et puis, au petit matin, des pâtés de maison entiers réduits en cendres. Comme après un bombardement. De véritables scènes de guerre. The Guardian titre en une le mardi 9 août « La bataille de Londres » (« The battle for London »). Très vite la carte des émeutes londoniennes s'emballe. On constate des altercations en plein centre de Londres. À Oxford Circus. Pas loin des touristes. Merci Twitter.


Médias traditionnels à la peine



Car les médias traditionnels sont bien à la peine. En France, les chaînes d’info en continu sont en vacances (comme les autres médias). I-télé fait intervenir son « correspondant » de son studio londonien, avec, façon carte postale, image traditionnelle du Parlement anglais et de Big Ben dans son dos. Il n’a pas grand chose à dire, le pauvre. À part que les flics sont désorganisés à cause de récentes restrictions budgétaires et des dernières démissions liées à l’affaire Murdoch. On n’ira pas jusqu’à se demander si le système de corruption dévoilé le mois dernier impacte la paie des policiers. Aux Etats-Unis, une série à elle seule ose répondre à la question pour la ville de Baltimore, The Wire, dans laquelle méchants et gentils se confondent.


Chaos et toute puissance



Alors pour combler l’absence de sens, on doit se contenter d’images d’hélicoptères. Se contenter, ah oui ? De là haut, policiers et émeutiers ressemblent à de si petites fourmis. Confortablement installés, nous autres téléspectateurs omniscients « profitant » de ce monde globalisé avons une impression fugace de toute puissance. On attend la suite. On a soif de spectacle. On en veut encore plus. Comme dans les films en 3D qui multiplient les scènes de destruction urbaine à grande échelle, dans notre ère post-11 septembre. Dernier blockbuster de ce genre : Transformer 3 avec un déluge de combats à Chicago. Tels des enfants prenant un malin plaisir à détruire leurs jouets. Ou du moins, comme de grands enfants jouant à Sim City sur leur ordinateur.


Mais l’effroi nous prend également devant tant de désordres dans une ville si proche de nous. Une capitale européenne à 2 h 30 heures de Paris en TGV. D’ailleurs, n’est-ce pas les pubs Eurostar qui nous incitent à faire notre shopping là-bas ? Cette fois-ci les émeutiers s’en sont chargés pour nous. On l’a oublié ces dernières années, depuis l’acmé du règne de Tony Blair lors des célébrations du Millenium, mais Londres n’est pas qu’une grande roue, Londres n’est pas qu’un grand stade pour futurs touristes mondialisés friands de grands jeux (avec les JO en 2012).


Mixité et inégalités sociales




C’est également une ville en proie à la spéculation immobilière, à l’accroissement flagrant des inégalités, à la gentrification d’anciens quartiers ouvriers, à la mode Harlem. Et bien sûr, la ville des traders rois. On trouve désormais de grands lofts, clubs et magasins hyper-branchés du côté de Brick Lane et Shoreditch, anciens quartiers ouvriers, à deux pas du centre des affaires de la City (les nouveaux quartiers à la mode, façon Williamsburg à New York, pour hipsters ultra connectés). Il y a une vingtaine d’années, le mouvement avait déjà commencé du côté d’Islington (jouxtant au Nord la City).


Aujourd’hui, au centre d’Islington justement, les supermarchés regorgent de légumes bios et de produits bien-être, fleuristes et antiquaires se sont installés, et même des sièges sociaux d’entreprises derrière de belles façades en verre. Pourtant, quelques centaines de mètres plus haut, on trouve des HLM très paupérisés, et des taxiphones, snacks kebabs, et autres petits dealers parsèment les rues. Pas loin le club de football Arsenal a décidé d’installer son nouveau stade de 60 000 places payé par la compagnie aérienne dubaïote Emirates. Islington qui fut le théâtre de violences lors des dernières émeutes… The Guardian a d’ailleurs réalisé sur son site internet une très intéressante carte rapportant la localisation des émeutes au taux de pauvreté des quartiers concernés.


L’urbanisme parisien, sécuritaire avant tout…


En comparaison, la configuration de la métropole parisienne n’a rien à voir : plus de 11 millions d’habitants (alors que le Grand Londres n’en compte que 7,6), mais également des banlieues bien plus morcelées et ségrégées, parcourues à la fois par de grands ensembles et des lotissements pavillons Phoenix à perte de vue. À Paris, de l’autre côté du Périph, en dehors des grandes surfaces, bien peu de magasins, bien peu de bars. La nuit, on trouve ainsi 1000 établissements ayant une autorisation d’ouverture (après 2h du mat) à Paris intra-muros, et à peine 60 en proche couronne !


Contrairement à Londres, le système de transports publics est également divisé en deux : d’un côté le métro centenaire de Paris, et de l’autre, le vieux système des RER mis en place au cours des années 1970. Et au niveau des portes d’échange de ces deux matrices qui ne se rencontrent que très rarement socialement, un maximum de forces de police, avec des compagnies de CRS et de gendarmes mobiles quasi-immobilisés : pensons aux Halles, à la gare du Nord, à la Défense. Décidément, les autorités parisienne (d’État) gardent en mémoire les soubressauts de la Commune… En tout cas, l’exemple londonien montre une chose : pour résoudre les tensions en cours dans la métropole parisienne, en appeler à la « mixité sociale » ou prévoir la construction de grandes lignes de métro (pourtant nécessaires), ne suffira pas.


… et des voitures brûlées à quelques kms de l’Élysée



En dehors des fameux événements de novembre 2005 qui éclatèrent à Clichy-sous-Bois sous les yeux médusés du monde entier, des émeutes ponctuelles, il y en a régulièrement. On se rappelle de celle opposant des bandes du 92 et du 93 à la Défense, mais également des affrontements à la gare du Nord suite à une interpellation musclée contre deux contrevenants qui dénonçaient le prix des billets. Mais c’est également en juin 2010 une manifestation à Belleville de Chinois dénonçant « l’insécurité » qui se termine tellement mal qu’une camionnette de flics est retournée sur la voie publique, loin des caméras… plus occupées à filmer au même moment Roland Garros. Même silence médiatique lorsque des voitures brûlent par dizaine dans les arrondissements parisiens, notamment dans le 20e ou le 19e, et ce, à quelques kilomètres du Palais de l’Élysée… On préfère faire peur avec les « banlieues ».


Mais à Londres comme à Paris, même topo : qui sont ces émeutiers derrière leurs capuches ? En 2005, les médias anglo-saxons, et notamment américains, parlaient des muslims, leurs confrères français de droite comme de gauche n’ont pas hésité dans un premier temps à faire des amalgames approchants sur fond de guerre civile. Il a fallu attendre une note des Renseignements Généraux (sic) qui évoquait une situation de « révolte sociale » pour ramener tout le monde à une juste mesure. Depuis, les sociologues, comme Gérard Mauger, ont parlé de révoltes protopolitiques, pour tenter d’expliquer la forme violente de ces émeutes et l’absence d’organisations et de revendications précises derrière celles-ci. Pour comprendre, il a fallu aussi attendre que de rares journalistes parisiens réalisent un travail de fond dans ces quartiers populaires pour aller à la rencontre de ces émeutiers comme Ariane Chemin pour Le Monde.


Captures de vidéos surveillance et dénonciations à tout va



En France, ces jeunes, on les aperçut également en comparution immédiate au tribunal de Bobigny dans les semaines qui suivirent les émeutes. Une véritable justice de masse où des émeutiers sans casier judiciaire prirent facilement six mois de prison fermes pour avoir été interpellés au mauvais endroit au mauvais moment. Les avocats pouvaient bien crier au non respect de l’individualisation des peines, le pouvoir avait décidé : il fallait frapper vite, et fort.


Même scénario en Angleterre, avec David Cameron, le Premier ministre conservateur. Le pauvre dût interrompre ses vacances familiales en Toscane pour dénoncer ce qu’il appella les « criminels ». Devant l’exaspération populaire et les énormes dégâts (on parle aujourd’hui de plus de 200 millions d’euros de destructions…), le bâton allait s’abattre d’une manière implacable. Ainsi, depuis la fin de semaine dernière, des centaines de prévenus passent en comparution immédiate écopant de peines de prisons parfois très lourdes pour les faits reprochés. Cameron a prévenu : chaque émeutier va payer pour tous. Parmi les premiers à passer devant la justice, on compte un chef cuisinier, une athlète représentant les futurs JO de 2012, une fille de millionnaire, un instituteur…


Peu importe si ces profils cadrent mal avec l’histoire officielle à propos des « criminels ». Mais désormais, ces derniers ont un visage. Bien qu’ils restent sans paroles. Absents, et de toute manière inaudibles, dans le débat politique. Les autorités n’ont pas hésité à diffuser les captures d’écran de leurs visages enregistrés par les très nombreuses caméras de surveillance installées dans la capitale britannique. La Metropolitan Police a même lancé un appel - "Operation Withern" - sur son site internet. Les tabloïds en ont publié des dizaines, appelant leurs voisins à les dénoncer. De son côté, le New Labour, le parti travailliste, accompagna le pouvoir conservateur en évitant soigneusement d’évoquer la situation sociale. Ce parti tient en effet une grande part de responsabilité dans celle-ci, Tony Blair ayant poussé durant son règne la logique carcérale à son extrême pour « tenir » les classes populaires. De l’État Providence à… l’État Pénitence, comme l’a souligné depuis longtemps le sociologue Loïc Wacquant. De son côté, le quotidien libéral The Independent parle sans se poser trop de questions « d’émeutes shopping ». Les conservateurs de tous bords dénoncent une « culture de la violence », et bien sûr, réflexe facile, le « multiculturalisme »


La responsabilité des « élites » selon The Daily Telegraph




Nouvelle preuve de l’effondrement idéologique des gauches européennes, c’est le quotidien conservateur, The Daily Telegraph qui a peut-être le mieux décrit la situation actuelle. À peine quatre jours après les émeutes, The Telegraph parle en effet d’une « rébellion du sous-prolétariat », et explique que « ce n'est pas une coïncidence si ces troubles éclatent alors que l'économie globale est au bord de la chute libre». Deux jours après, un de ses éditorialistes les plus influents, Peter Oborne, en remet une grosse couche en estimant que « la criminalité dans nos rues ne peut pas être dissociée de la désintégration morale des plus hauts rangs de la société moderne britannique. Les deux dernières décénnies ont vu un déclin terrifiant des standards au sein de l'élite gouvernante britannique. Il est devenu acceptable pour nos politiciens de mentir et de tricher. (..) Il n'y a pas que la jeunesse sauvage de Tottenham qui a oublié qu'elle a des devoirs aussi bien que des droits, mais aussi les riches sauvages de Chelsea et Kensington ».

Peter Oborne dénonce ainsi l’élite londonnienne qui profite de la mondialisation « aussi déracinée et coupée du reste de la Grande-Bretagne que ces jeunes hommes et femmes sans emploi qui ont causé de si terribles dommages ces derniers jours. (..) Peu d'entre eux s'embêtent à payer leurs impôts britanniques s'ils peuvent les éviter et encore moins sentent un sens d'obligation envers la société, un sentiment pourtant naturel il y a encore quelques décades pour les riches et les mieux lotis ». Peter Oborne s’en prend également à l’élite politique en évoquant le scandale des dépenses des parlementaires révélé par The Daily Telegraph en 2009. Ainsi, parmi les plus virulents contre les jeunes jeudi au Parlement, le journaliste rappelle que le député Gerald Kaufman avait demandé le remboursement d'une télévision pour 8.865£ (près de 10.000 euros).

Oborne conlut alors son édito de cette manière : « le Premier Ministre excusait son erreur de jugement en embauchant l'ancien directeur de la rédaction Andrew Coulson en clamant que "tout le monde mérite une seconde chance", il était très parlant qu'il n'a pas parlé de seconde chance lorsqu'il a requis une punition exemplaire pour les émeutiers et les casseurs. Ces doubles standards de Downing Street sont symptomatiques des doubles standards répandus au sommet de notre société. (..) Bien évidemment, ces derniers sont intelligents et assez riches pour être certains qu'ils obéissent à la loi. Cela ne peut être dit des malheureux jeunes femmes et hommes, qui sans espoir et aspiration, ont causé tellement de désordre et de chaos ces derniers jours. Mais les émeutiers ont cette défense : ils suivent tout simplement l'exemple montré par les figures plus âgées et respectées de la société ».


De son côté, le tabloïd The Daily Mirror rappelle que Cameron eut également une jeunesse tumultueuse.


Et rappelons, en guise de conclusion provisoire, qu’actuellement en Grande-Bretagne, 1 million de jeunes de 16 à 24 ans sont officiellement au chômage, un chiffre jamais atteint depuis la crise des années 1980. Comme le rappelle The International Herald Tribune dans son édition de mercredi dernier : le nombre de chômeurs parmi les jeunes a quasiment doublé depuis la crise financière de 2008, avec aujourd’hui un taux de chômage moyen pour cette tranche d’âge de 20 %.


Bien sûr, en France, les responsables politiques se sont bien gardés de commenter ces derniers chiffres, préférant les visages d’émeutiers fantomatiques...