Journaliste salarié de France 3 mais placardisé régulièrement durant près de vingt ans, Michel Naudy a été retrouvé mort à son domicile le 2 décembre 2012 à l'âge de soixante ans. Adepte de la critique des médias, Michel Naudy avait pris l'habitude d'intervenir à de nombreuses reprises sur le sujet, notamment dans le documentaire Les Nouveaux Chiens de garde dans lequel il expliquait notamment : “Il n’y pas d’alternative. Le système jette, rejette, tout ce
qu’il ne peut pas récupérer. Vous ne restez jamais à l’antenne
impunément, jamais” (voir extraits vidéos de cette intervention sur le site Acrimed.org) Pour la revue journalistique Charles, je l'avais interrogé l'année dernière sur le parcours de Jean-Michel Aphatie qu'il avait embauché à la fin des années 1980 au service politique de l'hebdomadaire Politis qu'il dirigeait à l'époque...
Quand Michel Naudy avait embauché Jean-Michel Aphatie à Politis
À l’origine, Jean-Michel Aphatie avait découvert l’hebdo Politis le jour de son lancement, le 21 janvier 1988, comme il me l'a expliqué pour Charles : « Ce jour-là, j’ai cherché à joindre Michel Naudy, le rédacteur en chef politique, et j’ai eu sa secrétaire,et là tous les jeudis pendant trois mois, j’ai appelé. Et un jour, elle me l’a passé. Dans ce milieu très idéologique, la fille qui était l’unique journaliste politique venait de partir pour désaccord politique, et Naudy avait un service à poil, alors qu’on était à la fin de l’élection présidentielle. Fin avril, Naudy a mis trois pigistes à l’essai. Et il m’a embauché, même si idéologiquement ce n’était pas mon histoire. »
Communiste en rupture, Michel Naudy se souvient alors de s’être laissé attendrir par l’accent d’Aphatie, et séduire par ses compétences : « C’était le meilleur et de très loin. Il écrivait très bien, était très malin, et savait décoder la politique. J’ai donc proposé de l’intégrer. » Un bon journaliste donc, mais Naudy me dénonçait son opportunisme : « Débuter dans un journal à l’ultra- gauche et terminer à Canal + est significatif d’un sens inné de ses intérêts personnels. C’est le trajet de ceux qui veulent faire une carrière. Quand il était à Politis, il était dans la ligne du journal. En fait, Aphatie n’a pas de ligne politique sinon celle de ses employeurs. » En résumé, un journaliste ça ferme sa gueule, ou ça démissionne.
Une enquête sur les journalistes placardisés... remisée au placard.
Justement, le petit père Naudy avec sa moustache, son accent chantant et son oeil rieur, je l'avais rencontré la première fois en février 2003, pour une enquête qui m'avait été commandée par un newsmag parisien sur les journalistes placardisés à la télévision pour des raisons politiques ou professionnelles. Naudy m'avait donné rendez-vous à l'étage d'un bar du quartier Bastille à Paris. Une rencontre assez étrange pour moi, alors jeune journaliste. Parmi d'autres d'ailleurs, car cette enquête sur les journalistes télés au placard m'aura permis de découvrir l'univers de la télé, et du journalisme télévisuel, auquel je consacrerai un peu plus tard deux longues enquêtes dans Le Monde Diplomatique, l'une sur les journaux télévisés, l'autre sur les chaînes dites "tout info".
C'était aussi la première fois que je faisais connaissance avec les couloirs de France Télévisions... Et avec le temps, je suis devenu tellement passionné par cette "maison du service public" que j'y ai consacrée bien plus tard tout un livre : France Télévisions off the record. Histoires secrètes d'une télé publique sous influences. Eh oui, ceci explique cela ! Ou comment un jeunot plonge dans l'univers parfois poussiéreux de la télé publique... Il faut dire que cette première enquête sur les placards m'avait interrogé grandement sur la situation sociale des journalistes à la télé, et sur la pratique du journalisme lui-même à l'heure de l'Audimat et des connivences.
Car ironie de cette petite histoire, l'enquête sur les journalistes télés placardisés fut elle-même mise au placard par un rédacteur en chef soucieux de conserver de bonnes relations avec ses confrères de la télévision. À vrai dire, cela ne m'avait qu'à moitié étonné... Même si j'en étais quelque peu attristé. À l'époque, le chef de service culture de la rédaction de France 2, Michel Strulovici, aujourd'hui prof de journalisme, m'avait d'ailleurs prévenu durant mon enquête : "Mais votre article va se faire placardiser ! Et puis vous savez, le journalisme, c'est bien peu de choses à part une manière de mettre en scène le réel". Déjà têtu, j'avais pourtant décidé de persévérer dans cette enquête et j'avais recueillis au final près d'une dizaine de témoignages nominatifs de journalistes télés victimes du placard. Et notamment Michel Naudy.
Voici donc en guise d'hommage, l'extrait de cette enquête où j'évoquais ses difficultés à France 3. En tout cas, bonne route "soldat" Naudy !
"Le recordman des
placards"
Quelqu'un a bien connu ce genre de
pressions pendant tout son parcours télé. Moustachu malicieux, il aime
notamment se présenter comme le "recordman des placards". Sur vingt-et-un ans
de carrière, Michel Naudy a en effet traversé près de quatorze ans de placard.
Journaliste dans les années 1970 à L'Humanité, il débute
dans l'audiovisuel, après l'arrivée de la gauche au pouvoir. Détail amusant,
pendant l'hiver 1981, il suit un stage d'intégration en compagnie des
placardisés issus de la vague de 1974 !
Le journaliste Naudy se souvient :
"Ils étaient vraiment mal en point. On ne sort pas indemne de sept ans de
placard". Dès ses débuts à la télévision, il prend donc connaissance des
nouvelles règles du jeu. Elles lui serviront, vu les postes sensibles qu'il
occupe dès le début : Chroniqueur politique à FR3, puis chef du service
politique. En 1986, Michel Naudy participe à l'émission d'investigation Taxi, crée par le producteur Philippe Alfonsi. Succès immédiat, les
audiences dépassent souvent celles d'Apostrophes. À la rentrée, "Chirac
n'en peut plus. En pleine vague terroriste, on réalise un reportage sur les
camions qui passent sans contrôles au port de Marseille". Le hasard fait
parfois bien les choses : fin décembre, au moment de la refonte des grilles de
programmes, l'émission est supprimée, sans plus d'explications. Taxi et Philippe Alfonsi reçoivent pourtant deux 7 d'Or quelques
mois plus tard. Début du premier placard qui va durer 3 ans et demi.
Michel Naudy
retombe sur ses pattes en 1990, en créant une nouvelle émission sur
l'éducation. Cette fois-ci, l'Audimat se charge de mettre fin à l'aventure un
an après. Durant 4 ans, il redécouvre l'art de gérer sa mise à l'écart :
"Tous les trois mois, j'envoyais des lettres en recommandé pour faire des
propositions de travail. Un jour, un DRH m'a dit que je ne retravaillerai
jamais". Le piège se referme, mais Michel
Naudy ne désespère pas. Il se met à réaliser des enquêtes qu'il sort en livres,
France 3 refusant de les passer à l'antenne : "ils aiment faire croire que
les placardisés ne font pas l'affaire".
"Dauriac constituait un handicap dans la course à la présidence de France Télévision"
Sauf lorsqu'ils ont besoin d'eux,
serait-on tenté de répondre. Retour en grâce en 1995 : Jean-Pierre Cottet, le
directeur des programmes, lui demande alors de reprendre une émission sur les
médias à France 3 Paris Ile de France. "La direction voulait supprimer
"Décryptage" l'émission existante dirigée par Christian Dauriac. Pour
Xavier Gouyou Beauchamp, alors directeur général de France 3, Dauriac
constituait un handicap dans la course à la présidence de France
Télévision." souligne-t-il. Échange de placard entre Naudy et Dauriac,
sans états d'âme.
Sous un nouveau titre, l'émission Droit de Regard
tient quatre mois. Cette fois-ci, Michel Naudy subit une censure directe de la
direction : "J'ai fait un papier sur la soirée électorale de France 2, en
critiquant notamment la sortie à moto de Benoît Duquesne. Jean-Pierre Cottet
m'a appelé pour me dire que la direction déprogrammait l'émission. Comme ils
sont restés sur leur décision, j'ai annoncé à l'AFP que je démissionnais. Gouyou
et Cottet m'ont rappelé dans l'heure pour me proposer une réunion. J'ai joué de
nouveau le rapport de force : soit il passait l'émission dans son intégralité,
soit je démissionnais et je faisais un scandale. Ils ont fini par passer
l'émission". Seulement voilà, fin juin, Droit de Regard disparaît de la
grille et Naudy entame son troisième placard pour six ans. Le journaliste est
amer : "Le pluralisme à la télé est un leurre". Désormais,
définitivement rangé du journalisme placard, il travaille pour la Fiction de
France 3. ça Naudy ne voulait pas le dire officiellement en 2003, mais c'était en fait un nouveau placard...
Comme bien d'autres, Michel Naudy représente le gâchis humain, professionnel et financier que constitue la télévision publique dans notre pays. Une télé publique empêchée de se déployer par les groupes privés de l'audiovisuel jaloux de conserver leur part du gâteau publicitaire, mais également par les responsables politiques trop soucieux de ne pas voir se constituer un réel contre pouvoir à leur action... Comme la BBC en Grande-Bretagne ou Radio Canada au Québec qui n'a pas hésité ces dernières années à révéler des affaires de corruption mettant en cause l'ancien premier ministre libéral Jean Charest. Eh oui, dans ces pays, il n'y a pas que Médiapart ou Le Canard Enchaîné pour "révéler" des infos.
Et justement, dans mon enquête d'il y a dix ans, j'avais trouvé d'autres témoignages révélateurs...
La télé est parole d'évangile (février 2003)
Samedi 2 février 1991, lors de la
première guerre en Irak, au journal de midi, Marcel Trillat, alors directeur
adjoint de l'information à Antenne 2, dénonce la mise en scène américaine de la
guerre. Cette intervention fait scandale dans le Landerneau médiatique et
Trillat se retrouve, quelque temps après, correspondant à Moscou pendant deux ans.
Dominique Pradalié, rédactrice en chef des journaux du week-end, a moins de
chance. Elle est "débarquée" après s'être inquiétée de l'absence de
pluralisme. Pour le journaliste qui exprime un point de vue différent à la
télévision, c'est à ses risques et périls. La télé est parole d'évangile. La
critiquer ouvertement, c'est tomber dans l'hérésie.
"Face à ce rouleau
compresseur", Rachid Arhab, à l'époque chef du service politique de la
deux et présentateur remplaçant du JT, exprime également son désaccord sur la
ligne éditoriale adoptée pour couvrir la guerre. Dès janvier, on l'écarte de
l'antenne. Aujourd'hui, il se souvient : "On ne vous met pas au placard du
jour au lendemain. Au départ, on me demandait de moins en moins de
remplacements, on m'utilisait moins. C'était extrêmement déstabilisant".
L'année suivante, on le remplace à la tête du service politique sans rien lui
dire. Depuis, il n'a jamais pu obtenir d'explications : "Il ne faut pas se
cacher les choses, à l'époque la France était très va-t-en-guerre, la direction
a eu les pétoches par rapport à l'état d'esprit général". Le service
politique qu'il dirigeait était plutôt impertinent à l'égard des dirigeants :
"l'Elysée avait bondi plusieurs fois. J'ai payé une sorte d'indépendance
d'esprit".
Il se retrouve alors au placard pendant presque quatre ans. "La
direction m'avait fait des propositions de reclassement qu'elle me présentait
comme des promotions. Si j'avais accepté, c'était rentrer dans leur jeu, mais
je n'ai pas été élevé comme ça. Je n'ai pas voulu cautionner des comportements
que je n'apprécie guère...J'ai essayé de prouver que le placard n'était pas
justifié. J'ai fait des enquêtes pour Envoyé spécial puis pour Géopolis".
Douze ans plus tard, Rachid Arhab n'a pas de problème pour parler de son
placard. Il s'en est bien sorti. Dans les années qui ont suivi, il a même
présenté le 13 heures. Cette fois-ci, quand on a voulu le remplacer pour des
"raisons d'Audimat", il a pris les devants, en créant une nouvelle
émission J'ai rendez-vous avec vous, où il rencontre les
téléspectateurs. Ironie du sort, certains d'entre eux le considèrent encore au
placard.
Pressions politiques ?
À la télévision, le bon vieux
placard politique a marqué les esprits. Par charrettes entières, des
journalistes catalogués "subversifs" par les pouvoirs en place se
sont retrouvés mis à l'écart. "Qu'on le veuille ou non, le journaliste de
télévision n'est pas un journaliste comme les autres. Il a des responsabilités
supplémentaires. La télévision est considérée comme la voix de la France, et
par les Français et par l'étranger. Et cela impose une certaine réserve".
Voilà comment Pompidou concevait le journalisme cathodique ! Le placard comme
censure radicale. Résultat, dans les télés des années 1980, on retrouve plusieurs
"strates archéologiques" de placardisés : Les grévistes de mai 68 ont
été limogés ou mis en "congé spécial", certaines émissions
supprimées, comme Cinq Colonnes à la une (1). Peu de temps après, c'est la
grande vague de 1974, avec le démantèlement de l'ORTF. Si 1981 constitue une
"vraie bouffée d'oxygène", avec l'arrêt, pour un temps, de la main
mise politique sur les rédactions, de rares journalistes font de nouveau les
frais de l'alternance politique.
Avec l'arrivée de la logique commerciale des
années 90, peut-on encore parler de pressions politiques ? Une chose est sûre,
si les pressions existent, elles sont plus subtiles. "Les liens qui se
sont tissés peu à peu entre journalistes et politiques ne sont plus des liens
de dépendance, comme dans les années 1960, mais des liens de copinage,"
explique Marcel Trillat, dans une revue de l'INA (2), en novembre 2002.
Un grand reporter de TF1,
Jean-Pierre Ferey, a été victime de ces connivences (3). Retour sur sa mise au
placard : Lors d'un comité d'entreprise en 1993, représentant du personnel, il
critique la “balladurisation” de la direction de l'information, en présence de
Patrick Le Lay, PDG de TF1. Mal lui en prend. Spécialiste Défense de la
rédaction et grand correspondant de guerre depuis ses débuts à l'ORTF, il est
écarté par l'ancien directeur de l'information de la Une, Gérard Carreyrou. Il
faut dire que les deux hommes ne s'apprécient guère. Ferey, syndicaliste SNJ-CGT,
apparaît, aux yeux du directeur de l'info, comme une source de conflits. Là
encore, la déstabilisation du journaliste se fait progressivement : "De
1993 à 1995, j'ai dû faire face à de nombreuses pressions. Les sujets que je
proposais étaient de moins en moins acceptés”.
"J'ai finalement été interdit d'antenne"
En 1995, c'est le couperet.
Jean-Pierre Ferey est convoqué après deux reportages sensibles, notamment un
sujet sur l'éviction de François Léotard du gouvernement, ancien ministre de la
Défense. "Dans la foulée, on me retire la rubrique défense. J'ai
finalement été interdit d'antenne pendant un an. Toutes mes demandes de
reportages étaient refusées alors que j'étais toujours sur l'organigramme"
explique-t-il. Jean-Pierre Ferey est alors mis "à la disposition de
l'information", mais sans affectation. L'entretien avec Carreyrou se passe
mal : "Ce fut un échange d'une grande violence. Il m'a dit que j'étais un
mauvais, qu'il y avait trop d'incidents avec moi. Il voulait que je m'en aille.
Or, on ne pouvait me reprocher aucune faute professionnelle".
Dès cet
instant, le grand reporter est "carbonisé" dans sa rédaction.
Situation très difficile à supporter, d'autant plus que le
"placardisé" n'existe plus aux yeux de ses confrères : "Depuis
vingt ans, j'avais couvert un grand nombre de guerres. Tout ce travail avait
été nié. Pourtant, les preuves de tous ces efforts étaient dans les archives.
Cela m'a permis de résister aux attaques, à ces destructions psychologiques qui
ont pour but d'éjecter un professionnel. Ma position syndicale m'a également
favorisé".
En juin 1996, Gérard Carreyrou est débarqué. Deux mois après,
Jean-Pierre Ferey sort du purgatoire. Le nouveau directeur de l'information,
Robert Namias, le remet au travail et le grand reporter revient à la rédaction,
en tant que journaliste de base, dans le service "vie moderne". Pur
hasard, il se retrouve de nouveau au premier plan, en suivant la grève des
pilotes d'Air France et la grève des routiers : "En trois ans, j'ai fait
mon come-back : j'ai retrouvé une bonne situation dans le fonctionnement de la
rédaction. Pendant le Kosovo, j'enchaînais les sujets pour le 13 heures et le
20 heures, comme lors de l'intervention américaine en Afghanistan"
raconte-t-il en professionnel. Dernièrement, il était au Koweït pour suivre la
guerre en Irak.
À peu près à la même époque, à
Grenoble, Philippe Descamps, jeune journaliste à France 3, est écarté après
avoir dénoncé les pressions répétées d'Alain Carrignon, ministre de la
communication de l'époque, sur sa rédaction, via tout un réseau d'influence et
de copinage à l'intérieur de la chaîne. Réseau puissant semble-t-il, puisque le
directeur régional de France 3 Grenoble, Joseph Paletou, se fait également
placardisé. Son seul tort ? Avoir défendu Descamps face à la direction
parisienne. Décidément, sous Balladur, les sièges éjectables étaient bien
nombreux au sein des rédactions.
Tous ces dysfonctionnements
témoignent d'habitudes malsaines qui sont en cours dans l'audiovisuel : L'image
devient le seul critère de jugement, la notoriété étant plus légitime que le
terrain, l'expérience, ou la culture.
Les placards de l'Audimat
Désormais, exceptions mises à part,
les placards politiques ne sont donc plus nécessaires, les placards de
l'Audimat prenant le relais. Du jour au lendemain, un journaliste peut être mis
de côté simplement parce qu'il ne correspond pas à la mode du moment.
"Dans ce métier, un journaliste a cinq ou huit ans devant lui. C'est tout.
C'est un mélange de loi du marché et de Show Biz" raconte un rédacteur de
TF1. "Un journaliste peut être porté aux nues un jour, puis, plus
rien..." dénonce-t-il. Dans ces conditions, comment exprimer un point de
vue différent sur un événement ? Un autre journaliste de la première chaîne
explique : "Le plus dur à supporter c'est que personne n'est à l'abri. Les
plus connus d'entre nous l'ont appris à leurs dépens comme Ulysse Gosset,
ancien correspondant à Washington, ou Anne Sinclair. Bref, c'est très facile de
passer à la télévision, mais c'est très difficile de rester longtemps".
De
toute manière, "à TF1, l'argent rend les gens beaucoup plus dociles"
souligne un troisième journaliste. Les têtes qui dépassent et les grandes
gueules, on leur indique rapidement la porte de sortie. Dans son livre (4),
Alain Chaillou, ancien correspondant à TF1, dénonce non sans humour ces
comportements : "À 50 ans, t'as trop de mauvaises habitudes, ils ne
peuvent plus te mettre au pas alors ils te jettent avec un peu de pognon pour
que tu fermes ta gueule et ils te remplacent par un gamin. Pour eux c'est tout
bénéfice : le gamin en question il coûte deux ou trois fois moins cher et il
est taillable et corvéable à merci. Un petit journaliste d'élevage, fait au
moule, calibré sur mesure et obéissant qui leur torchera des papiers bien
propres". Dans les chaînes privées, les placards existent d'abord pour
pousser les gens à partir. On évite ainsi un licenciement qui ferait tache
d'huile au sein de l'immaculé monde médiatique.
Dans les rédactions du service
public, ce jeu de chaises musicales est aggravé par les changements constants
de direction, au gré des nouvelles nominations de PDG : "J'ai vu passer
sept directeurs de l'information en dix ans. Plus les directeurs passent et
plus la ligne éditoriale est floue. D'autant plus que ces nouveaux directeurs
ne sont pas issus du service public. Cette rédaction commence à ressembler à
une véritable ruine !" s'exclame un journaliste de France 2. Explication :
"Pour imposer ses vues dans une rédaction, il faut s'entourer d'un petit
nombre de gens venus de l'extérieur. Comme les nouvelles directions n'ont pas
beaucoup de temps, elles centralisent le pouvoir".
"C'est le royaume du copinage"
Après des années de
fonctionnement, le système atteint l'absurdité : A France 2, en janvier, il y
avait 50 rédacteurs en chef pour moins de 400 journalistes ! Or la majorité
n'encadre pas la rédaction, véritable Cour peuplée d'intrigues et de courtisans
: "C'est le royaume du copinage. Ceux qui ne savent pas se placer, qui ne
sont pas zélés, prennent du retard à force de ne pas se faire voir ou de ne pas
se faire connaître. Le journaliste qui fait simplement son boulot n'est pas
toujours considéré. C'est un système tape à l'œil, fier-à-bras et
va-t-en-guerre" dénonce Dominique Pradalié, déléguée syndicale à France 2,
qui a connu cinq placards dans sa carrière.
À ce petit jeu, certains se
retrouvent parfois sans chaises. Jean-Claude Allanic, actuel médiateur de
France 2, a connu au milieu des années 90 un placard de "dégât
collatéral" selon son expression. Il dirige à l'époque Télématin, en tant que
rédacteur en chef adjoint. Après six mois de remplacement, on lui annonce qu'il
sera promu officiellement rédacteur en chef. L'atterrissage est rude : "On
m'a dit de partir en week-end sans souci. Le lundi, j'ai téléphoné à la rédac
pour savoir où en était la réorganisation. C'est la secrétaire qui m'a annoncé
que j'étais annoncé nulle part" raconte-t-il. Sans plus d'explications, il
se retrouve donc sans aucune fonction.
On lui a préféré un journaliste qui
avait plus de poids dans la rédaction. Ses responsables hiérarchiques
deviennent tout d'un coup très occupés : "tu vois avec un tel… Tu
comprends c'est pas possible, la place est déjà occupée " lui
répondent-ils non sans un brin de lâcheté. "On aurait envie de dire :
pourquoi vous ne bougez pas les autres ?" lâche-t-il aujourd'hui. La
blessure est toujours vivace : "Il y a les gens qui ne vous appellent
plus. Les attachés de presse qui vous couraient après ne vous courent plus
après… On vous retire la carte du parking…".
Émissions emblématiques supprimées
Avec l'Audimat, la concurrence
s'instaure également au niveau des programmes qui ne dépendent pas des
rédactions. À France Télévisions, depuis les décrets Tasca, les "cases
documentaires" sont majoritairement cédées à des producteurs extérieurs,
les fameux "producteurs indépendants". Les chaînes du service public
tendent donc à devenir de simples diffuseurs. Résultat, les forces vives de
l'entreprise, et notamment les journalistes, se retrouvent, parfois, au
placard. On en arrive à des situations ubuesques. Les journalistes de France 2
et de France 3 qui veulent faire du documentaire sur leurs chaînes sont obligés
de se trouver un producteur extérieur et de se mettre "en congés sans
soldes".
Autrement dit, les journalistes doivent carrément "se
vendre" à leur propre chaîne ! La logique commerciale est totale. À France
3, au niveau national, les émissions d'information produites en interne se
réduisent comme une peau de chagrin. Depuis juillet 2002, plusieurs
journalistes sont au placard suite à l'arrêt de Saga Cités et d'Un jour en
France, deux émissions emblématiques du service public. "Depuis cette
décision, nous n’avons reçu aucune proposition sérieuse de nouvelle
affectation" déplorait, il y a quelques semaines, Jacques De Rive, ancien
rédacteur en chef d'Un jour en France. Vingt cinq ans de maison, adjoint du directeur
de l'information aux débuts des années 80, ce journaliste est depuis dix mois
mis sur la touche, "en instance d'affectation" d'après la direction.
Un mois avant la fin de l'émission, la direction se voulait pourtant rassurante
: "Ne vous inquiétez pas on règle votre cas avant les vacances, il y a des
personnes qui cherchent des solutions".
Début avril, Jacques De Rive
commençait à perdre patience : "On a l'impression que des gens qui
cherchent du boulot dans cette maison ne sont pas écoutés. En fait, la
direction n'a plus besoin de fabricants, vu qu'elle achète les programmes à
l'extérieur". Le journaliste s'obligeait à venir tous les jours au siège de
France Télévisions, comme Marie Laure Augry, l'ancienne présentatrice de
l'émission : "Ce qui est le plus pénible, c'est l'absence
d'interlocuteurs. Si vous ne venez pas au travail, tout le monde semble
indifférent. Il faut se battre pour montrer qu'on veut travailler, c'est le
comble !" soupirait-t-elle. Aujourd’hui, la situation semble se débloquer,
Patrice Papet, le DRH de France 3, plaidant « responsable dans cette
affaire ». Les sept journalistes de Saga Cités, qui sont également mis sur
la touche, ont moins de chance. Leur situation semble durer. La suppression de
l'émission a pourtant été annoncée à l'avance, lors d'un comité d'entreprise,
début novembre 2001. La dernière a eu lieu en juin. Seuls quelques journalistes
ont été reçus courant juillet. Certains n'ont jamais rencontré le DRH de France
Télévisions.
Journalistes marginalisés : "Une placardisation qui ne dit pas son nom"
Actuellement, les “JT” deviennent
“des monuments à la gloire des présentateurs”, les journalistes de terrain sont
méprisés, les journalistes spécialistes sont de moins en moins utilisés.
Audimat oblige, la durée des sujets a diminué considérablement depuis une
dizaine d’années : 1 min 10 en moyenne. “L’info circule à l’envers alors
qu’elle devrait remonter du terrain” se plaint un ancien journaliste de France
2. En fait, les rédactions du service public se calquent sur le fonctionnement de
TF1. Les chefs de service deviennent de "simples caisses
enregistreuses" des désirs de la rédaction en chef. Peu importe si la
réalité ne correspond pas. C'est ce que le sociologue Bourdieu appelait
"la circulation circulaire de l'information". Pour le 13 heures, la
hiérarchie lit Le Parisien. Pour le 20 heures, c'est Le Monde.
Dans ces
conditions, les écartements deviennent plus subtiles : “La hiérarchie laisse
travailler les journalistes mais elle a toutes les raisons pour ne pas passer
les sujets dont l’AFP ne parle pas. C’est une placardisation qui ne dit pas son
nom”, explique un journaliste de France 2. Résultat, “On donne de moins en moins
de travail à ceux qui critiquent cette info uniformisée”, dénonce Dominique
Pradalié. Plus inquiétant, certains journalistes qui débutent dans la
profession préfèrent partir de la télé. “C’est l’effarement dans la jeune
génération”, note Éric Lemasson, ancien journaliste à France 2, et actuel
rédacteur en chef adjoint du Forum des Européens sur Arte.
Lui-même a quitté
la deuxième chaîne. Après douze ans à France 2, son malaise était grandissant :
“Je ne m’y reconnaissais plus”. Il se spécialise alors dans l’enquête :
“Pendant cinq mois, j’ai travaillé sur l’Ordre du Temple solaire, mais je ne
voulais plus jouer à ça” raconte-t-il. Plus envie de faire des sujets formatés.
“J’étais parmi ceux qui se bagarraient à l’intérieur. J’ai eu deux mandats à la
Société des journalistes mais c’était tellement verrouillé !” note-t-il. Sur
Arte, ce journaliste retrouve un espace de liberté. D’autres journalistes plus
jeunes sont partis récemment, ne voulant pas finir “vieux placardisés” au sein
des rédactions. Ces exclus de l’intérieur devraient pourtant faire réfléchir
sur la manière de fabriquer l’info.
Marc Endeweld (février 2003).
(1) 50 ans de scandales à la
télévision, Jean-François Brieu, Éditions Hors Collection.
(2) Censures visibles, censures
invisibles, Dossiers de l’Institut National de l’Audiovisuel, 75 p., 10,60
euros.
(3) TF1, un pouvoir, Pierre Péan,
Christophe Nick, Fayard, 695 p., 160 F.
(4) La lésion étrangère, le vrai
roman d'un correspondant de télévision, d'Alain Chaillou, Alias etc…, 316 p.,
20 euros.
Ça donne envie de devenir journaliste pour sûr :
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